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Revenons donc à lhistoire.
Avant de passer à lultime initiative européenne de la Pologne qui aurait pu transformer le sort de lEurope en empêchant, peut-être, la résistible montée de lhitlérisme en Allemagne en 1933, disons deux mots sur un point qui a longtemps irrité Polonais et Français: quel fut le rôle du général Weygand pendant la bataille de la Vistule ? Pendant cette bataille qui devint, selon le mot de Lord dAbernon, la « 18 ème bataille décisive du monde », Pilsudski imposa son plan et agit sans filet, bien servi par ses généraux et ses troupes, ainsi que par la présence dobservateurs alliés français et britanniques.
Rendant hommage à laction militaire de Pilsudski, Lord dAbernon écrivit : «La victoire a été remportée avant tout grâce au génie stratégique dun seul homme, et parce que celui-ci avait mené une action si périlleuse quelle demandait plus que du talent, de lhéroïsme ». (Cf . Edgar V. dAbernon, « The Eighteenth Decisive Battle of the World : Warsaw 1920 », Londres, 1931, Varsovie, 1932 et 1990).
Le général Weygand a joué, pour sa part, un rôle primordial dans la préparation de la bataille du 6 au 14 août, en assurant à la Pologne larrivée indispensable du matériel de guerre, principalement français, envers et contre les difficultés créées par les syndicalistes allemands dans les ports. Décoré par Pilsudski de la plus haute distinction militaire, la Croix de « Virtuti Militari », fêté par Varsovie reconnaissante, Weygand qui nappréciait pas la flagornerie , a eu ce mot, lorsquil revint à Paris où lon voulait évidemment le créditer de la victoire sur la Vistule: « La France a suffisamment de sa propre gloire militaire pour ne pas tenter de laccroître aux dépens de la Pologne ». On ne peut que souhaiter à nos historiens la rigueur de la vérité du général Weygand. Dans lenseignement militaire, cela semble aujourdhui acquis. Le Larousse en 22 volumes le reconnaît également : « Pilsudski a remporté la bataille de la Vistule » (éd. de 1978).
Le capitaine Charles de Gaulle (grand admirateur de Jozef Pilsudski) qui faisait partie de la mission française à Varsovie en août 1920, et qui observa à ce titre la bataille de la Vistule, a noté au lendemain de la victoire polonaise : « Ah, ce fut une manuvre magnifique. Nos Polonais lont exécutée comme portés par des ailes ! »
Le danger bolchevique direct écarté à lEst, le danger nazi grandit au cur de lEurope. Précurseur du « droit dingérence » et de la « guerre préventive », le maréchal Pilsudski aurait-il pu prévenir lexpansion nazie et la Seconde Guerre mondiale, comme beaucoup lont espéré jusquà sa mort en 1935 ?
Assistant à la montée des deux totalitarismes criminels, soviétique, puis nazi en Europe, Pilsudski a tenté dès 1933 de prévenir la catastrophe quil percevait clairement. Pragmatique, préoccupé pour son pays et pour lEurope, lhomme dEtat polonais avait essayé, dès Rapallo, Locarno, la montée en puissance de la Russie et de lAllemagne, de prévenir les dirigeants des démocraties occidentales, ses alliés, et de les faire réagir. Ce fut une grande idée, qui ne put être réalisée, de « guerre préventive » contre Hitler et le parti nazi à leur avènement au pouvoir à Berlin. Si Paris avait suivi Varsovie, cela aurait-il épargné la tragédie de la guerre, des destructions, des deuils, des génocides et de la Shoah ?
Lorsque Paris et Londres firent la sourde oreille, alors seulement Pilsudski décida de mettre la Pologne à labri en concluant des accords de non-agression avec lAllemagne et lURSS en 1934. A lépoque, Pilsudski était déchiré, car il ne voyait pour la Pologne de bonne alliance quavec la France. Mais, celle-ci avait refusé laction préventive. La France saffaiblissait dans larène internationale, qui était dominée par la diplomatie allemande de la force et par celle de la SDN, toute tournée vers la « conciliation ». Une conciliation impossible avec lidéologue du « Mein Kampf » aux visées agressives, destructrices et criminelles.
Cela générait des incohérences : « Il faut que les Etats soient substantiellement désarmés pour que les sentences arbitrales simposent, pour que les sanctions politiques contraignent
», disait Léon Blum à la SDN en juillet 1935. Mais un autre délégué français, Yvon Delbos, avait dit en juin que les sanctions militaires en cas dagression ne seraient obligatoires « que pour les Etats directement intéressés au conflit en vertu de leur situation politique, ou géographique, les autres Etats sociétaires nétant tenus quaux sanctions dordre économique ou financier ». (Cf. Pierre Brossolette, « Conception française du « règlement général » de la paix en Europe » in Politique étrangère, n°1, février 1937, Paris). Belle assurance pour les pays agressés, au préalable désarmés ! Belle assurance pour la Pologne, dont seuls les potentiels agresseurs étaient « géographiquement » intéressés ! Les Français, dans des entretiens officieux, expliquaient aux Polonais que leurs armées ne se battraient pas pour « je ne sais quel couloir polonais », avis partagé par plusieurs éminents politiques et hommes dEtat de la France. (Cf. Piotr Wandycz, « Trzy dokumenty » (Trois documents), in Zeszyty Historyczne, Paris, 1963)
Voilà pourquoi Pilsudski craignait tant, avant sa mort, le 12 mai 1935, linaction de la France. Il craignait, non seulement pour la Pologne, mais aussi pour la France une guerre avec lAllemagne. Car, disait-il, « la France ne gagnera pas cette guerre », puisquelle avait permis la montée dun régime fou qui réarma lAllemagne et qui, déjà après la mort de Pilsudski, occupa la zone démilitarisée de la Rhénanie, sans que la France ne bougeât, en dépit, une fois de plus, de lassurance officielle de lappui polonais. (Cf. Alexandra Viatteau, « Lapport de la Pologne aux 20 ans de paix entre les deux guerres, 1919-1939 », op. cit.).
On juge les grands esprits politiques sur leur capacité de prévision et de décision au moment opportun. Pilsudski avait sans doute eu raison de proposer en 1933 la « guerre préventive » contre Hitler. Après la Seconde Guerre mondiale, des Français éminents lui donnèrent raison : « Il semble quil (Pilsudski) ait compris quil fallait étouffer ce danger (nazi), lécraser dans luf avant quil ne devînt trop redoutable, et quil ait voulu, en créant de toutes pièces un incident (le 13 mars 1933 à Gdansk AV) éprouver lesprit politique et la résolution des alliés » (Cf. ibidem et A. François-Poncet, « Souvenirs dune ambassade à Berlin, septembre 1931-octobre 1938 », Paris, 1946).
On retrouve le même hommage dans la déposition de Léon Blum après la guerre: « A mon avis, il existait un moyen peut-être unique de prévenir la guerre de 1939. Ce moyen consistait à pratiquer, dès la prise de pouvoir par Hitler, une opération préventive. (
). Je pense aujourdhui, en mon âme et conscience, que lAngleterre et la France, la Pologne se joignant à elles, auraient pu et dû pratiquer une opération dès 1933. (
) Si nous avions, à cette époque, les autres partis socialistes et nous, que lon traitait chaque jour comme des pacifistes bêlants et parfois comme les avocats de lAllemagne, si nous avions proposé dinterdire par la force linstallation en Allemagne du gouvernement nazi, je crois que nous aurions pu entraîner avec nous lopinion publique de la majorité des Parlements » (Cf. ibidem et « la déposition de Léon Blum devant la Commission sur les événements de 1933 à 1945 », in « Le Figaro », 27.12.1951, Paris).
La proposition par Varsovie dune opération préventive franco-polonaise avait été faite secrètement par plusieurs canaux officieux et officiels à la fois. La réponse de la France fut que la convention franco-polonaise était défensive et non offensive, et que la société française ne tolérerait pas daction franco-polonaise contre Monsieur Hitler. En quoi devait consister laction ? Voilà le plan polonais : Pilsudski prend trois initiatives simultanées :
1) il concentre des troupes polonaises en Poméranie et autour de la Prusse orientale ; 2) il demande quune commission internationale examine létat des armements secrets allemands, réalisés en infraction au Traité de Versailles ; 3) il suggère quen cas de refus de lAllemagne dautoriser lexamen de son potentiel militaire, larmée française occupe la Rhénanie et larmée polonaise la Prusse orientale et la Silésie.
Cest cela quon appelle la « guerre préventive ». (Cf. Alexandra Viatteau, « 1933-2003 : La « guerre préventive selon Varsovie et Washington », classique de science politique n°4, 7.12.2003, www.diploweb.com ; cf. aussi Waclaw Jedrzejewicz, « The Polish Plan for a « Preventive War » against Germany in 1933 », éd. The Polish Review, 1966, New York).
Cest lorsque le gouvernement français ne donna même pas de réponse à la proposition polonaise de former une commission de contrôle des armements allemands, et quil ignora le danger potentiel dagression de la part dune Allemagne dirigée par un psychopathe, que Pilsudski fit volte-face. Il ordonna que lon sonde les possibilités de détente avec lAllemagne pour reculer le « court-circuit » jusquau jour où le conflit germano-polonais prendrait une signification internationale concernant « politiquement et géographiquement » des alliés, qui respecteraient alors leur alliance et leurs engagements pour leur propre sécurité, comme en 1920. Jusque-là, une analyse du Quai dOrsay de 1930, toujours suivie par Paris en 1933, puis au moment de la signature de laccord germano-polonais du 26 janvier 1934, fixait la marche à suivre ; une note confidentielle française établissait que:
« Tant que la notion de lagression naura pas été exactement définie en droit international, et pour peu que les conditions dans lesquelles le conflit armé se sera déclaré, prêtent à discussion, il faut sattendre à ce que certains Etats se dérobent aux obligations assumées par eux en vertu de larticle 16 du pacte de la Société des Nations, ou en profitent même pour intervenir dans le conflit au mieux de leur intérêt politique. LAllemagne elle-même ne manquerait pas, si la France se portait au secours de la Pologne et si la majorité du Conseil sétait prononcée, ou se prononçait après coup, en sa faveur, dinvoquer à son profit le pacte de Locarno, en accusant à son tour la France dagression, et en demandant contre elle lintervention des puissances garantes du pacte. La France pourrait alors se trouver dans une situation délicate, dont la perspective est de nature à influer sur les décisions de son gouvernement lorsquil aura à INTERPRETER (souligné dans le texte AV) et à exécuter les engagements contractés vis à vis de la Pologne » (Cf. Note intitulée à la main « EMA 2 » du 9.10.1930, annotée à la main : « de léventualité dun conflit armé germano-polonais » in A. Viatteau, « Lapport de la Pologne aux 20 ans de paix
», op. cit. et « La « guerre préventive »selon Varsovie et Washington », op.cit.).
Dans ces années 1930, le Pape Pie XI et le maréchal Pilsudski (que le Pape connaissait depuis 1920 et estimait fort) avaient discerné clairement la menace totalitaire et criminelle de lhitlérisme et du stalinisme. Le Pape avait promulgué à Pâques 1937 deux encycliques, « Mit Brenender Sorge » contre le nazisme et « Divini Redemptoris » contre le communisme. Pie XI mettait en garde dans ces textes prophétiques contre le caractère génocidaire des deux idéologies et des deux régimes. Pilsudski, terre à terre, avait tenté de mobiliser les puissances démocratiques pour le combat inévitable.
Lorsque Hitler agressa la Pologne, le 1er septembre 1939, la France et lAngleterre entrèrent aussi en guerre, mais laissèrent tout dabord la Pologne combattre seule, se mettant elles-mêmes sur la défensive. Lorsque Staline agressa la Pologne, le 17 septembre 1939, en collusion avec Hitler, le mouvement de contre-attaque de larmée polonaise fut brisé, et la campagne de Pologne fut perdue. Ce ne fut pas un « blitzkrieg », terme quimposa la propagande de guerre allemande, et que des historiens reprirent un peu à la légère, mais une campagne de tout un mois, désespérée et condamnée à léchec par « le coup de couteau dans le dos » de Moscou, et par limpossibilité des alliés français et anglais de se joindre au combat. Après la défaite de la Pologne par lAllemagne nazie et la Russie soviétique, à lissue dun mois entier de combats vaillants, mais restés solitaires, la Pologne ne représenta plus pour lEurope le « rempart » et lartisan de la victoire européenne de 1920 sur le communisme soviétique et spartakiste, ainsi que sur le revanchisme allemand, mais le premier Allié, combattant dès la première heure et sur tous les fronts contre le nazisme.
Le 1er août 1944, après cinq ans de résistance armée incessante, et dans le cadre dun plan allié final, éclata la bataille appelée « lInsurrection » de Varsovie, qui devait aboutir à la reprise de Varsovie aux Allemands et à la progression des Alliés polonais et russes vers Berlin. « LA BATAILLE DE VARSOVIE FUT UN SECOND STALINGRAD par lintensité des combats que nous avons été obligés de livrer », annonça un communiqué de la Wehrmacht au moment où lInsurrection seffondrait, au début doctobre 1944. « Si les soldats allemands navaient pas introduit dans la bataille absolument tous les moyens dont ils disposaient, leur combat aurait été sans espoir », dit la radio des armées « Mitte », le 30 septembre 1944. Ces « moyens de lutte ultramodernes en grande quantité », selon le rapport militaire allemand, ainsi que limmobilisation de larmée soviétique ordonnée au début daoût par Staline, avaient condamné lArmée de lIntérieur polonaise à la défaite, mais seulement après deux mois et cinq jours de combats héroïques, trahis par les Alliés soviétiques, dont le chef, Staline, se comporta en ennemi, comme en 1939.
La bataille de lInsurrection de Varsovie en été 1944 fut la dernière grande bataille polonaise pour laccélération de la Victoire, mais aussi pour que lEurope reste démocratique, en échappant, comme en été 1920, au rouleau compresseur communiste soviétique qui avançait vers louest de lEurope. Sans la bataille de Varsovie, dans laquelle Staline voulait voir périr lArmée polonaise, pour ne pas avoir à se mesurer à elle à la Libération, lArmée rouge ne se serait pas arrêtée sur lElbe, mais seulement sur le Rhin. (Cf. A.Viatteau, « Le crime de Staline contre Varsovie », chap. VIII de « Staline assassine
», op.cit.) ; « LInsurrection de Varsovie, la bataille de lété 1944 », dir. Alexandra Viatteau, éd. Presses de lUniversité de Paris Sorbonne (PUPS), Paris, 2003 ; cf. Jan Nowak-Jezioranski, « LInsurrection de Varsovie, essai danalyse de la bataille » et Alexandra Viatteau, « La bataille de Varsovie dans le plan stratégique « Tempête », ainsi que A.Viatteau, « Varsovie insurgée », éd. Complexe, Bruxelles, 1984).
Pour conclure cet exposé, il est important de souligner que la « guerre polono-bolchevique » exprime dans son intitulé la nature même du combat qui a été livré. Ce ne sont pas les Polonais et les Russes qui se sont affrontés. Cest lEtat polonais démocratique, renaissant après loccupation despotique des trois empires, et notamment de lempire des tsars russes, qui a livré combat contre une dictature nouvelle bolchevique, totalitaire et criminelle, déjà en collusion avec des forces allemandes formant lembryon du national-socialisme nazi. LEtat polonais démocratique, appuyé par les démocraties occidentales, menacées elles aussi, a alors remporté la victoire pour sa liberté et pour la nôtre, méritant bien le titre de « rempart de lEurope ».
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la stratégie et la politique alliées de « blocs » ont sacrifié à Staline, non seulement le « rempart » polonais, mais aussi toute lEurope centrale et orientale. Dans un ultime effort de résistance et de contribution nécessaire à la Victoire, les Polonais ont encore livré une grande bataille contre loccupation nazie, et pour prévenir, après la libération, une nouvelle occupation et oppression communiste soviétique en train de sétendre en Europe. Tel fut le sens de la Bataille de Varsovie (1er août-5 octobre 1944). Cette fois, les démocraties occidentales nont pu, ni nont voulu épauler la Pologne. Le « procès des seize » dirigeants de la Résistance polonaise enlevés par le NKVD sur le sol polonais, et soumis à Moscou à une parodie de justice truquée et inique, au nez et à la barbe des dirigeants occidentaux impuissants, servit seulement de commencement à léveil de la conscience du monde libre face la réalité soviétique. (Cf. A.Viatteau, « La fin de la Pologne libre », chap. XII in « Staline assassine
», op.cit.).
Cependant, le poids militaire, politique et idéologique de lURSS, victorieuse en 1945, non seulement de lAllemagne nazie, mais aussi, dans une certaine mesure, de lOccident démocratique, a permis de confiner les événements, dont ceux qui ont été exposés ici, ainsi que beaucoup dautres, dans loubli, et de les soumettre à loccultation et à la désinformation, menant à lintoxication dont les formes le plus pathogènes sont lauto-désinformation et lauto-intoxication. (Cf. Alexandra Viatteau, « La guerre et la désinformation en Europe, le poids de lUnion soviétique (1939-1945) », in « Les sociétés, la guerre et la paix de 1911 à 1946 », dir. Gérard Berger, éd. Ellipses, Paris, 2003).
Cest pourquoi il convient de rappeler sans cesse aux enseignants, aux étudiants, aux journalistes, aux diplomates, aux hommes politiques et aux citoyens limportance de la mémoire non réprimée et de la connaissance non falsifiée des faits européens dans lélaboration dune opinion et dune politique justes à léchelle de la France, de la Pologne et des autres pays membres de lUnion européenne.
« Aujourdhui, alors que la Pologne est souvent traitée comme un pays qui profite seulement des transformations en Europe, il est bon de rappeler ces moments-clé de lhistoire où, de lattitude des Polonais a dépendu, non seulement la sécurité, mais aussi, dans une certaine mesure, lâme de lEurope », écrit lhistorien et journaliste Zbigniew Gluza, rédacteur en chef de la revue Karta. (Cf. « Rok 1920 » in « Tygodnik Powszechny », 30.10.2005). Cette revue scientifique publie des archives de lInstitut de la mémoire nationale (IPN) de Pologne, où il nous serait très utile et profitable de puiser la connaissance de notre histoire commune.
Alexandra Viatteau |